Mickey... ce grand urbaniste ?
A l'heure où les villes, semble-t-il, tendent de plus en plus à ressembler à des parcs d'attractions pour touristes-citadins 2.0, explorateurs dans leur propre environnement mais adeptes d'un mode de vi(e)lle aseptisée, on peut se demander si l'urbanisme et les politiques qui sont derrière ces transformations ne puisent pas leur source chez la célèbre souris aux grandes oreilles.
Les parcs à thème et "resort" Disneyland, Disney World, Disneyland Paris et autres adaptations asiatiques peuvent sans doute compter parmi les plus grandes opérations urbanistiques du siècle dernier. Construire à partir du vide, aménager un espace libre de toute histoire (si ce n'est agricole), sans contrainte de tissu urbain pré-existant, de respect du patrimoine ou de prise en compte des aspirations des citadins; cela n'est-il pas le terrain de jeu rêvé pour un penseur de ville moderne ?
Ah ça, Monsieur Walt a dû kiffer sa race d'urbaniste mégalo, enfermé dans sa "Florida room" en Californie pour l'élaboration de son gigantesque projet de ville du futur sur le site de Walt Disney World d'Orlando (les parcs à thèmes furent alors relégués au rang de machines à fric pour financer la démesure et la folie d'un tel projet).
EPCOT, pour Experimental Prototype Community of Tomorrow.. tout un programme. Une ville futuriste conçue avec la naïveté propre à une époque où l'on rêvait un début du XXIème siècle fait de voitures volantes et de vacances sur la Lune.
Outre l'aspect onirique du projet, il est intéressant de constater que Walt Disney reprend à son compte bon nombres de théories fonctionnalistes à la Charles-Edouard Jeanneret.
Séparation des circulations avec une grande station multimodale centrale où convergent les grandes autoroutes extérieures et d'où est distribuée l'ensemble des circulations urbaines intra-muros.
Séparation des fonctions avec une zone commerciale et un centre des affaires au centre, une ceinture verte séparant le coeur de ville des lieux d'habitation. Une carte colorée comme les aiment les adeptes de l'urbanisme de secteurs.
Sur le plan architectural, le projet EPCOT poursuit la lancée de "l'architecture réconfortante" telle que pratiquée par Walt Disney et ses sbires. Dans le centre commercial géant et couvert, il est proposé aux clients un voyage à travers les grandes villes du monde occidental, dans un parti pris architectural rétrospectif. Il s'agit d'évoquer "le bon vieux temps", celui des petits commerçants, de la bonne morale, de la sécurité et de la convivialité entre voisins, comme cela est pratiqué dans tous les parcs à thèmes du groupe à travers le monde avec la célèbre "main street" accueillant les visiteurs.
Autant dire qu'ici, Walt fait le grand écart avec les principes précédents qui relevaient d'un modernisme exalté reléguant dans le passé les anciennes méthodes et les vieilles pratiques de la ville.
Le reve de Disney s'est-il réalisé ? Après la mort de Walt Disney en 1966 le projet EPCOT fut revu largement à la baisse car la nouvelle équipe en charge de la compagnie se trouvait devant un défi urbain insurmontable pour ce qui reste à la base un studio de cinéma, il faut le rappeler. Seul un parc à thème fut construit sur le site de Walt Disney World, celui-ci ayant pour thème l'innovation technologique et industrielle dans la lignée des expositions universelles de la fin du 19ème siècle.
La Walt Disney Company n'a cependant pas mis au placard ses projets immobiliers, loin s'en faut. Abandonnant la vision progressiste du père fondateur, la multinationale s'est retournée vers l'histoire, vers un passé largement mythifié, devenant leader incontesté de l'architecture postmoderne, une architecture adepte du pastiche et du vernaculaire standardisé, s'opposant frontalement à l'architecture internationale des buildings, des parois de verres et de la démesure.
Un quartier résidentiel de la ville de Celebration. So cute, isn'it ?
A Celebration en Floride et au Val d'Europe à Marne-la-Vallée, l'empire Disney s'est installé pour construire des villes hors du temps et de l'espace. Deux iles urbaines qui proposent aux plus riches un cadre de vie propre, et sécurisant, dans un décor de carton-pate qui n'en est pas un.
Le centre-ville du Val d'Europe. Apparemment ancien, réellement nouveau.
Etudié par le sociologue Hacène Belmessous dans "Le nouveau bonheur français", le cas français du Val d'Europe est analysé sous l'angle de l'exclusion, de la privatisation de la conception d'un espace urbain néo-libéral. Fondé sur l'individualisme, cette ville largement privée jette le discrédit sur les grandes opérations urbaines de la seconde moitié du XXème siècle, la politique des grands ensembles notamment. Les propriétés privées gérées par des promoteurs immobiliers peu scrupuleux de mixité sociale sont construites selon des conventions architecturales dictées par la Walt Disney Company elle-meme. Au Val d'Europe, point de salut pour les marginaux, les catégories populaires ou meme la classe moyenne inférieure. Nombre d'habitants, "las d'une ville usée par le conflit et le chaos" déclarent ainsi leur fierté "d'avoir payé souvent très cher et sans discuter leur droit à la perfection du bonheur"
Le new urbanism dans toute sa splendeur
Cette façon de concevoir la ville a été théorisée avec le mouvement du "New Urbanism" fondé sur les principes qui ont édicté la construction de la ville de Célébration en Floride. Cette révolte face aux supposées monstruosités d'un urbanisme plus soucieux de cohésion urbaine mais générateur de conflits sociaux a maintenant ses adeptes parmi les professionnels français. L'urbanisme disneyien a fait des petits, que ce soit au Plessis-Robinson ou au Port Grimaud, voir là.
Mais est-ce qu'un urbaniste qui ignore ouvertement les problématiques sociologiques et économiques et l'histoire d'un territoire est réellement un urbaniste ? Visiblement, avec Mickey, tout devient possible mais pas pour tout le monde.